Sans scénario, un film est soit un documentaire soit une performance artistique, mais certainement pas une œuvre de fiction. Certes, le Fossoyeur est maître du contenu de ses vidéos, mais réagir de la sorte ne reflète pas une grande qualité d’écoute à l’égard des remarques concernant son travail, encore moins une grande capacité d’analyse sur cet aspect du cinéma. C’est bien beau de disserter sur l’effet que produit un film, mais c’est une autre affaire de réfléchir à comment il est fait (le Fossoyeur se montre trop souvent avare de commentaire sur la dimension industrielle du cinéma et la manière dont justement les studios bâclent les scénarios pour les conformer à des cahiers des charges précis), quels sont les choix qui gouvernent à la direction artistique, et comment s’articulent les scènes. Car avant d’être un enchainement d’images en mouvement, un film qui se prétend œuvre de fiction à pour objectif premier de raconter une histoire avant d’offrir de jolis visuels et de plaisantes musiques. En outre, le Fossoyeur procède à une généralisation, puisque critiquer un scénario ne revient pas à nécessairement juger de la qualité d’un film uniquement à l’aune de son écriture, d’autant qu’un scénario peut être bon même en dépit d’incohérences.
« Cela va bien au-delà de ça. Au bout d’un moment, bien entendu qu’il faut pas tomber des incohérences à cause de paresse d’écriture et à cause d’une mauvaise écriture, mais au bout d’un moment le monde n’est pas cohérent. Une œuvre est censée refléter ça. »
L’apparente concession à propos du scénario se voit immédiatement contredite par une bien étrange réflexion sortie du chapeau du Fossoyeur. Au nom de quoi une œuvre serait censée refléter la réalité ? Sur quoi se fonde-t-il pour affirmer cela ? Mystère. Toujours est-il qu’il existe une différence entre la fiction et la réalité, et qu’une œuvre n’a pas à être réelle, mais doit plutôt donner l’impression que l’histoire racontée est réelle. Cela peut effectivement faire écho à des éléments de la réalité sans pour autant traduire les dysfonctionnements de la réalité. L’impératif de crédibilité prime sur les intentions formelles et les considérations esthétiques qui ne remplissent qu’une visée formelle. Non que le concept, le thème et le symbolisme soient secondaires, mais qu’ils ne peuvent pas non plus être prioritaire et suffire, sinon justifier de négliger le scénario. Sans compter que si un film est desservi par un scénario bancal, cela va précisément nuire au concept en créant cet éternel sentiment que le film a de bonnes idées sans être mirobolant, et finir dans la catégorie des « Meh »…
De plus, le risque principal d’une incohérence est de perturber l’expérience du spectateur, qui conserve sa capacité de réflexion tandis qu’il regarde un film (ou lit un livre), et de sortir de l’histoire, notamment en suspendant la suspension consentie d’incrédulité, ce qui rompt l’accord tacite entre le spectateur et l’auteur. Prenons Blade Runner 2049, dans le prologue, il est expliqué que les nouveaux modèles de Nexus sont désormais totalement obéissants, mais, curieusement, le film suit les péripéties d’un de ses nouveaux replicants qui désobéit à sa hiérarchie à plusieurs reprises : cela crée un incohérence en voulant revisiter le mythe de Prométhée… sauf qu’au final, le scénario et le message sont tous les deux bancals. Quand le scénario déraille, le spectateur ne se dit pas que cela pourrait effectivement se passer dans la réalité, mais que ça contrevient aux règles établies en amont ou que cela ne colle pas avec la caractérisation d’un personnage. D’ailleurs, si c’est bien ce qui fait la force de la fiction, c’est de proposer des œuvres où tout un chacun peut échapper à l’absurdité du quotidien et la froideur du réel pour se hasarder dans un monde stable avec une histoire qui se tient.
La cohérence est donc avant tout une affaire de logique et de respect de l’univers proposé, non une question de transcription de la réalité. Elle n’empêche au spectateur de ressentir des émotions et à l’auteur de s’exprimer pleinement. Cela vaut également pour les films de genre que le Fossoyeur affectionne particulièrement (à moins que la spécificité des films de genre serait justement de s’asseoir sur le scénario ?). Ce faisant, une fiction se doit d’être plus cohérente que la réalité puisque toute histoire répond à une structure pour organiser correctement les scènes et rendre crédibles les interactions entre les personnages. Meilleure est la
structure, meilleurs sont l’émerveillement et la surprise du spectateur, car il est possible de jouer plus finement sur les attentes et les sensations.
J’invite quiconque ne partageant pas cet avis de me démontrer qu’un scénario sans incohérences empêcherait le spectateur d’avoir une expérience cinématographique originale et saisissante.
« Donc si une œuvre veut partager cette incohérence et ce regard particulier sur le monde et livrer une architecture du scénario qui sort complètement des sentiers battus et qui n’est pas satisfaisante au premier abord, mais qui va juste faire ressentir quelque chose et proposer un regard, putain mais oui ! »
C’est un argument spécieux car il suppose que toute œuvre partage forcément l’incohérence du monde, que si tel est le cas, le scénario doit forcément être lui-même incohérent, mais surtout qu’un film dont le scénario serait incohérent ne permettrait pas de faire ressentir quelque chose et de proposer un regard. Rien n’est plus absurde, et cela revient également à présumer de l’intention de l’auteur sur son œuvre, ce qui dépasse largement le cadre du simple commentaire des films de l’année passée. Mais après tout, peut-être est-ce ce que souhaitent ses abonnées… Je doute que tous les films mentionnés par le Fossoyeur prétendent partager l’incohérence de la réalité et qu’ils parviennent tous à faire ressentir des choses extraordinaires en proposant systématiquement un regard. En outre, il est tout à fait possible de retranscrire cette fameuse incohérence à travers un scénario bien écrit, donc son propos ne peut valoir de justification pour excuser les errements de certains films, et par extension sa lassitude à l’égard de certains qui le critiquent au sujet du scénario.
Les propos du Fossoyeur de Films ne sont pas anodins et trahissent la tendance qui consiste à préférer ce qui relève du spontané, de l’esthétique, du conceptuel en privilégiant le ressenti, les sentiments et l’émotionnel au détriment de la logique, la cohérence et la technique. Pourtant, à mise en scène équivalente, un film sans incohérences sera toujours plus appréciable qu’un film qui en possède. Et quand bien même, en quoi cela priverait-il de plancher un peu plus sur l’histoire pour livrer une œuvre qui soit à la fois bien écrite, visuellement époustouflante et porteuse d’un message fort ? Ceci dit, il ne s’agit pas d’avoir des scénarios qui soient des bijoux de logiques à faire jouir un Vulcain, mais le minimum syndical devrait consister à congédier le pire et les arrangements narratifs grossiers à défaut d’avoir une œuvre idéale afin d’offrir une expérience correcte. Quand un film présente des incohérences, la mise en scène compense ce qui relève du défaut, ce qui rend l’œuvre bancale. À l’inverse, quand le scénario se tient et qu’il possède une bonne mise en scène, l’œuvre est sublimée.
Si le Fossoyeur en a marre qu’on s’attarde sur le scénario, c’est parce qu’on en a marre de payer des places de cinéma une fortune pour voir des daubes écrites avec les pieds qui se vautrent dans le spectaculaire ou le symbolique. Personnellement, je ne supporte plus le discours consistant à qualifier de génie un réalisateur ou de dire qu’un film est émouvant alors qu’il est incompréhensible et mal construit. Ainsi, de la même manière qu’un scénario dénué d’incohérence ne fait pas un bon film, une ambiance visuelle ou sonore particulière, un questionnement de notre réalité, le changement de notre rapport à un sujet ou une idée, un message météphysico-sociologique subtil ne suffisent pas non plus à faire qu’un film soit bon.