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Critique - La Nuit du faune de Romain Lucazeau

5 septembre 2021

Pour être honnête, j’ai un a priori négatif concernant l’œuvre de Romain Lucazeau, notamment à cause de la lecture – fastidieuse – de Latium. Si j’ai adoré la quasi-intégralité des idées et des réflexions peuplant le dyptique robotique (je frétille rien qu’en repensant à la création du Limes), son exécution m’avait paru laborieuse, portée par un style amphigourique.

Cela étant dit, je reconnais qu’il y avait un je-ne-sais-quoi qui justifiait le succès dont il a bénéficié, et j’avoue que ma curiosité n’eut pas besoin d’être exacerbée bien longtemps pour m’intéresser à la nouvelle œuvre de l’auteur, La Nuit du faune, publié chez Albin Michel Imaginaire, décrit par mon libraire comme « Le Petit Prince avec des neutrinos ».

Si une majorité de critiques dithyrambiques en parlent en termes élogieux, le considérant comme le chef d'œuvre de la rentrée littéraire, je crains de ne pas partager la bonne vision.


  
Une couverture magnifique

 
Je suis un esthète et oui, la couverture participe de l’appréciation d’un livre, quand bien même je sais qu’elle ne saurait constituer une propriété exclusive. Ceci pour dire que la création d’Anouck Faure est remarquable. Elle emprunte aux gravures classiques tout en évoquant quelques fééries éthérées. Adoncques, l’objet s’avère de facture plus que séduisante, tranchant avec la tendance des couvertures minimalistes dont le milieu de l’imaginaire.


Un récit qui n'en est pas un


Il n’y a pas d’histoire.
Cela parle d’un voyage dans l’univers où la petite fille immortelle Astrée, ultime humaine, entraîne le temps d’une nuit le faune Polémas, représentant d’une espèce très jeune, dans une pérégrination interstellaire, pour démontrer combien la quête du savoir serait futile. Certes, il y a des personnages qui interagissent, agissent, et assistent à des évènements. Pour autant, il n’y a aucune dimension dramaturgique, car il n’y a aucun enjeu concret, permettant à mon sens qualifier La Nuit du faune de roman, voire de récit. 

Le texte contraste ainsi avec l’essentiel des titres sur le marché, avec une forme hybride oscillant entre le conte philosophique et l’ouvrage de vulgarisation scientifique. Il reprend une tradition ancienne, pour ne pas dire antique, consistant à créer une mise en scène, où les protagonistes ne sont pas des personnages, mais des incarnations d’idées. À la manière d’un Platon faisant raconter par le truchement de Timée et de Critias l’histoire de la fabuleuse Atlantide, Astrée et consort n’ont d’autre finalité que de servir de porte-voix aux réflexions philosophico-astronomiques de Romain Lucazeau. En l’occurrence, il est question de s’interroger sur la recherche de la connaissance, de l’évolution des civilisations et de leur place dans la galaxie, des solutions techniques pour assurer sa perpétuation, et même du sens de la vie. Chaque paragraphe s’impose comme autant d’occasion pour éprouver une idée ou saisir d’extase le lecteur à travers la contemplation de l’univers. Ici, pas question de s’encombrer de vaisseaux mus par une technologie originale, de portails distrans ou de pont Einstein-Rosen ; Astrée et Polémas se contentent de se désincorporer et de vagabonder au gré de leur envie dans le vide à une vitesse mirifique, totalement affranchis des contraintes de températures, d’accélération, de pression ou de rayonnements, tels des esprits libres, quasi divins. Dépaysement garanti.

L’exercice m’a paru toutefois imparfait. Par moment, le texte revêt l’apparence du dernier documentaire RMC Découverte sur l’espace et ses mystères. Lors d’une scène où Astrée retrace la formation de la planète Terre, il manquait presque un Carl Sagan ou Neil deGrasse Tyson pour relater les phénomènes cosmiques à l’œuvre. À la place d’une augmentation de la tension dramatique, et de l’incertitude associée (le protagoniste va-t-il réussir ?), il y a une augmentation du spectaculaire et de l’étrange avec des objets célestes toujours plus lointains, anciens et complexes. Les situations sont ainsi semblables d’un chapitre à l’autre, ayant pour seule différence de montrer des objets célestes ou des configurations toujours plus grandes. Si chaque étape se veut l’occasion de disserter sur quantités de concepts, lesdits concepts finissent par se répéter, en l’occurrence, la futilité de l’existence et la nature cyclique de l’univers. Passé le premier tiers du livre, le vertige cède malheureusement le pas à l’ennui, la progression frôlant la surenchère.


Des connaissances nécessaires, voire indispensables


Dans n’importe quel domaine, il existe une littérature exotérique et une ésotérique. Un livre exotérique s’adresse aux profanes. Par exemple, Descartes et Galilée avaient respectivement publié leurs ouvrages en le français et en l'italien de leur époque pour que le plus grand nombre puisse y avoir accès, prenant soin d’être le plus pédagogue possible. Un livre ésotérique est destiné aux initiés. C’est pour cette raison que Newton a publié les Principia en latin, et non en anglais, car ils s’adressaient à ses pairs, notamment parce qu’il savait que le quidam moyen serait incapable d’appréhender la complexité de ses travaux. La Nuit du Faune est un livre ésotérique. Loin de moi l’idée d’accabler l’œuvre avec pareil constat. Je pointe seulement le fait que le texte ne sera pas à la portée de tout le monde, qu’importe sa qualité. 

Tout ce que la science compte de récentes découvertes, en matière d’astronomie et de physique, se retrouve peu ou prou dans La Nuit du faune (avec quelques libertés, notamment à travers l’évocation des gravitons dont l’existence reste hautement théorique). Par exemple, l’astéroïde de forme oblongue dans le nuage d’Oort fait immanquablement penser à Oumuamua. Même si Astrée à l'amabilité d’expliquer par moment à son ami Polémas certains aspects de leur voyage, l’écrasante majorité de l’œuvre s’avèrera inaccessible à un public profane. Certains passages d’explications rajoutent même de la complexité au lieu d’apporter des éclaircissements. J’ai notamment en tête la description faite des trous noirs, qui est plus mathématique que visuelle. Même moi qui lis pléthore de publications scientifiques et dispose d’une bibliothèque majoritairement constituée de romans de Science Fiction, je serais bien en peine d’expliquer précisément la nature exacte d’une étoile à neutrons, de l’intrication quantique, de la matière non baryonique et toutes les subtilités de la théorie des cordes. Je ne parle même pas des références à d’autres œuvres et autres concepts fictifs. Autrement dit, il s'agit d'une lecture très exigeante.

Je pense ainsi que l’appréciation de La Nuit du faune est davantage fonction de la capacité du lecteur à passer outre ce qui demeure étanche à sa compréhension que de ses connaissances personnelles. L’abondance de termes et de notions ne sert pas l’authenticité scientifique, puisque je pense peu me tromper en affirmant que pratiquement personne ne connaît la différence entre un muon et un lepton, mais participe davantage de l’apparence de l’exactitude scientifique pour conférer du grandiose en dépit des éventuelles lacunes du lecteur. Mais peut-être est-ce intentionnel, et que Romain Lucazeau, par un savant artifice, a conçu son œuvre comme un objet quantique où plusieurs états se superposent, celui d’un texte à la fois ésotérique, en versant dans l’abstrusion, et à la fois exotérique, avec de ponctuelles phases d’explicitation.


La possibilité d'une erreur


Un détail m'a chiffonné en lisant le chapitre 7. Il est dit qu'Astrée, Polémas et Alexis filent vers Alpha du Centaure, où se situe un artefact dont ils ont besoin. Le souci, c’est qu’il est explicitement indiqué que les trois comparses se déplacent à une vitesse « proche d'un tiers de la vitesse de la lumière ». Sachant qu’Alpha du Centaure se situe à 4,37 années-lumière du Soleil, même en partant depuis le nuage d’Oort, il leur aurait fallu plus ou moins une décennie pour y parvenir. Étant donné qu'il est écrit : « Ils s'enfoncèrent dans l'obscurité vide de la bordure extérieure de l'héliosphère, dans la direction approximative d'Alpha du Centaure », on pourrait m'objecter qu'ils vont dans sa direction, mais qu'ils ne s'y rendent pas forcément. Admettons.

Il n'en reste pas moins qu'un hiatus demeure. En effet, il se trouve que la bordure de l'héliosphère est distante de la Terre d'environ 130 unités astronomiques, soit 0,00205563 années-lumières, ou 19 450 000 000 kilomètres. Sachant qu'ils se déplacent à un environ un tiers de la vitesse de la lumière (qui est de 1 079 252 848,8 km/h), cela fait une vitesse de 359 750 949,6 km/h. Or, en divisant la distance par la vitesse, on obtient 54 h 3 min 54 s. Autrement dit, à un tiers de la vitesse de la lumière, il faudrait deux jours et 6 heures de trajet en partant de la Terre pour atteindre la bordure de l'héliosphère. 

Sachant que le titre de l'ouvrage est La Nuit du faune, et que les personnages sont censés voyager explicitement durant une nuit (qu'on ne vienne pas me dire que cette durée est purement métaphorique car à la fin Polémas voit l'aube en se réveillant), il y un petit souci que je trouve assez gênant puisqu'il s'agit de la Hard SF, même si ce n'est pas formellement étiqueté comme tel.


Un style soutenu, peut-être trop


Romain Lucazeau sait écrire, aucun doute là-dessus. Par certains égards, j’avais l’impression de lire la correspondance entre quelques esprits raffinés du XVIIIe siècle, échangeant sur des considérations métaphysiques, conférant au texte une aura d’intemporalité atypique. En outre, le style accuse une nette, pour ne pas dire salvatrice, amélioration comparé à Latium. Pourtant, malgré toutes les fulgurances qui émaillent La Nuit du faune, bien des aspects m’ont rebuté. 

Il se dégage de la prose de l’auteur une froideur en raison d’une maîtrise mécanique des mots et de la syntaxe, qui donne au texte une forte artificialité peu avenante. De nombreuses formulations souffrent ainsi d’un excès de construction, comme dans le chapitre 8 : « C’est pour cela qu’elle a donné une version de sa personnalité, pour qu’elle du moins soit sauvée de ce massacre ». Ce genre d’épisode malheureux, bien que grammaticalement juste, fait que parfois, le sublime se confond avec le prétentieux. Quand bien même la qualité est indéniable, cela donne le sentiment que l’auteur se plaît davantage à manipuler les concepts que les sonorités. Au risque de me lancer dans une analyse minutieuse du style, voici les principaux points par lesquels il pêche, selon moi :

  • des redondances : l’expression « solution de continuité » est présente à six reprises dans un livre de 250 pages. Je ne doute pas que l’utilisation de la locution collait au propos, reste qu’elle est très singulière si bien que sa récurrence frappe, et fait sortir du texte. Il me semble que d’autres formulations auraient exprimé la même idée en apportant une variation. J’aurais également un grief à l’endroit de « concaténation », déjà très présent dans Latium, qui revient également, au point d’en faire le nom d’une entité politique galactique ;
  • les virgules : pratiquement toutes les phrases sont hachées par des virgules pour enchâsser des propositions ou des adjectifs, ayant pour effet de couper le rythme sans cesse. Ces cassures sont si systématiques que parfois, les phrases s’apparentent pratiquement à des énumérations. Déjà que la lecture réclame un certain niveau d’attention, elle en devient pénible par la surabondance de ponctuation. Rien qu’un exemple, dans le chapitre 3, une réplique de Polémas : « – Je suis, répondit-il, terrifié. » Je trouve ça bizarre de faire une telle césure, la terreur n’est pas vraiment une émotion qui prête à hésitation. Cela aurait plus simple, plus fluide et moins emphatique d’écrire « – Je suis terrifié, répondit-il. ». Je doute que le texte ait pâti d’une incise en fin de phrase ;
  • la constance : le style est le même partout, tout le temps. J’entends par là que la façon dont s’expriment les personnages est identique, sans la moindre distinction d’aucune sorte. Pire, les dialogues ne se différencient en rien de la narration, or il me semble qu’un faune d’une espèce primitive devrait avoir un niveau de langage, sinon une capacité de raisonnement, autre que celles d’une créature composée d’excitonium capable de sonder un trou noir ;
  • l’exagération : le texte est constellé d’adjectifs appuyant la grandeur et l’immensité. Une distance est incommensurable, un concept absurde, les propos d’une créature inintelligibles, une construction de taille cyclopéenne, un évènement improbable, un artefact aux dimensions impossibles, une capacité de calcul titanesque. Un peu trop lovecraftien à mon goût… Chaque fois que je tombais sur l’un d’eux, j’avais l’impression que Romain Lucazeau appuyait sur mon crâne pour enfoncer mon nez dans mon livre en me hurlant : « Contemple mon œuvre, Ô mortel, et désespère ! ». Le vertige stellaire, je suis preneur, mais pas au prix d’effets de manche visant à appuyer des choses dont la nature et la simple évocation suffisent. Astrée a deux cents millions d’années : c’est fascinant en soi. Pas besoin de nous dire qu’elle existe depuis une éternité

Quant à l’ambition manifeste de sobriété, elle se paie par des dialogues lapidaires où les concepts sont à peine survolés, sans plus de développement. Toute forme de discussion tourne toujours court pour laisser la place aux descriptions et aux introspections. La magnificence du propos forge des passages incompréhensibles, sinon étranges. Par exemple, dans le chapitre 5, quand il est expliqué les raisons pour lesquelles Astrée accompagne Polémas dans l’espace, il est dit qu’ils sont réconciliés, sans que la discussion ne laisse présager en amont qu’ils s’étaient fâchés. 


Conclusion


Je ressors partagé de la lecture de La Nuit du faune. Autant je suis friand de récits de civilisations s’étendant sur des parsecs et des éons, autant je n’ai pas pu m’empêcher d’y voir une forme de mépris à l’égard de cette pluralité de peuples qui s’ingénient à prospérer dans l’univers, mais dont les efforts sont systématiquement décrits comme futiles, insignifiants, voire pathétiques. Je n’ai par exemple pas spécialement goûté à l’ironie moqueuse à l’endroit d’une planète qui se fait détruire alors qu’ils étaient à un cheveu de terminer une arme supposée la protéger. Même les personnages ne semblent pas nourrir d’empathie particulière, tout juste limitée à l’instant. Après, je reconnais qu’il est difficile de faire autrement quand il est question d’échelles temporelles et spatiales aussi vastes. La focale est forcément très large, avec pour conséquence un détachement nécessaire pour ne pas s’attarder sur des détails. Or c’est pourtant dans les interstices que se cachent soit les pépites, soit les scories, pouvant à la fois donner ou retirer à une gemme son éclat éblouissant, toute noble la matière puisse-t-elle être.




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