Mise en page du blog

La bit-lit, ou l’antilittérature

16 novembre 2015

La « bit-lit », littéralement « littérature mordante », est un terme popularisé par les éditions Bragelonne. Envahissant de plus en plus les rayonnages de librairies depuis quelques années, ce genre proliférateur soulève plusieurs questions d’éthique littéraire. Décrié justement par de nombreux lecteurs et écrivains comme un terrorisme littéraire dans la mesure où la bit-lit anéantirait plusieurs figures et codes de l’Imaginaire, son but demeure aussi très ambigu ; est-ce réellement écrire pour permettre l’évasion ? Ou, au contraire, la bit-lit participe-t-elle aussi à l’acculturation générale du fait qu’elle incarne, en littérature, l’abjuration culturelle au profit de l’Argent ? Comme susmentionné, c’est un genre inflationniste, dont l’absence de réelles qualités est souvent reproché, mais qui connaît un triomphe commercial sans limite, et donc propre aux caractéristiques de la culture de masse, ou même de l’hédonisme de masse, pour reprendre l’expression de Pier Paolo Pasolini.



Pour bien comprendre de quoi nous parlons, il est impératif de définir ce que nous appelons « culture (ou hédonisme) de masse », et en quoi pareille « culture » est néfaste. Longuement critiquée par Pasolini, mais aussi par Christopher Lasch, historien et sociologue, la culture de masse consiste en l’idée que la Culture et ses biens doivent s’aligner sur la logique productiviste, industrielle, du fait qu’il s’agirait de vulgaires consommables. La Culture perd donc sa fonction d’épanouissement et d’élévation intellectuelle au profit d’un utilitarisme servant la société de consommation. Comme nous sommes tous consommateurs, la Culture devrait elle aussi répondre aux impératifs du marketing et de la communication, qui entrainent logiquement le renforcement du pouvoir financier, la standardisation des produits, et le déclin des compétences individuelles, soit l’acculturation. « Une observation superficielle pourrait faire croire que de nouveaux moyens de communication donnent aux artistes et aux intellectuels la possibilité de toucher un public plus large que celui dont ils ont jamais pu rêver. Or, au contraire, les nouveaux médias se bornent à universaliser les effets du marché, en réduisant les idées au statut de marchandises », disait Lash dans son ouvrage Culture de masse ou Culture populaire ?, c’est ce qu’on observe aussi en littérature.


La bit-lit répond parfaitement à ces critères-là, et à plusieurs niveaux. Quiconque a un jour lu ou vu l’adaptation cinématographique de Twilight sait à quoi s’attendre comme abysse littéraire et stylistique. Quel est le postulat de la bit-lit, sinon que de miser sa réussite non seulement sur le plan commercial uniquement, mais en plus de miser une réussite commerciale sur l’hédonisme de ses potentiels lecteurs ou lectrices ? La bit-lit ne fait pas état de prouesse littéraire, et ne le souhaite pas. Elle abjure les modèles littéraires, fantastiques notamment, pour conter des semblants d’histoires au kitsch ridicule, annihilant tout cadre maximaliste que devrait permettre l’Imaginaire au profit d’un intimisme que les Feux de l’Amour ne renieraient pas. Le cadre fantastique ne sert en fait qu’à donner de la substance à un récit pauvre, dont les relations intimes entre les personnages constituent sa réalité. Les défenseurs du genre peuvent s’en défendre comme ils veulent, maquiller leur romance à coup de fusils ou de morts, de parler de Fantaisie Urbaine, ou de revendiquer l’importance de la contemporanéité ne trompe personne ! Dracula, Carmilla, et même toute la littérature gothique n’a rien à voir avec cet agglomérat hybride, encore moins quand le cadre est une « Vampire Academy ». Ce n’est pas pour rien que les Anglais n’utilisent pas le terme « bit-lit », mais « paranormal porn »…



Elle répond à un impératif purement productiviste et consumériste, puisque fonctionnant sur l’idée d’offre et demande, le client étant roi, le tout rejetant les critiques de la culture de masse sous une façade pseudo-scientifique voulant qu’aucune objectivité ne soit possible en matière de goûts culturels, ou en tout cas pas avant que le Ministère de la Santé ne certifierait que la consommation de sous-culture est destructrice pour l’esprit et que cette mortification intellectuelle soit provoquée consciemment par ses concepteurs. Preuve en est par la paupérisation stylistique de la bit-lit, dont les auteurs semblent souvent méconnaître les rudiments grammaticaux nécessaire à la bonne articulation d’une simple phrase. Et pourtant, écriture et oralité n’ont pas vocation à avoir la moindre convergence ; cela excédait déjà le comte de Buffon qui notait dans son Discours sur le Style que « ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu’ils parlent très bien, écrivent mal ».


Le problème n’est pas sans conséquences. En parasitant le marché éditorial, qui suit la logique économiste libérale, la bit-lit provoque un vaste nivellement de tous les genres de l’Imaginaire. D’abord stylistiquement, puisqu’aujourd’hui utiliser des adverbes devient quasiment un acte de résistance, sinon factieux, mais aussi parce que les maisons d’éditions indépendantes misent de plus en plus sur le défrichage de talents français en mettant en avant leurs qualité stylistique comme démarcation du mainstream (ce qui n’est pas toujours une promesse tenue). Ensuite, c’est bien entendu un nivellement scénaristique. Créer des histoires complexes, et surtout des histoires qui interrogent le réel, devient aussi un acte littéraire qui relève d’un atavisme indésirable aux yeux du marché actuel. L’Imaginaire, selon la majorité des éditeurs, n’a qu’une finalité divertissante, et non pas de remise en question. Cela n’est pourtant qu’un fil de l’immense toile qui veut que la Culture aujourd’hui ne permette plus la liberté intellectuelle et politique, mais seulement d’échapper à l’ennui comme le plus anodin des loisirs.


Nous le disions plus haut, le pari de la réussite commerciale de la bit-lit repose sur l’hédonisme, plus particulièrement le phantasme. Corolaire en cela de la massification des désirs promue par la société de consommation qui nous pousse sempiternellement à acheter tel ou tel produit en créant le besoin par l’envie, la bit-lit vend et promeut ses propres modèles, son « homme nouveau ». Twilight et ses vampyres « plus blancs que blanc », à la silhouette parfaite, presque éphèbes, constituent la clef de voûte de sa réussite, tout comme on achète un calendrier des « dieux du stade » ou un magazine playboy pour les mêmes raisons. La différence demeure dans le caractère dissimulé, car promu sous le sceau littéraire, de la bit-lit. Seul un œil averti peut distinguer du premier coup une couverture d’un livre de L.K Hamilton des éditions Harlequin. Pourtant, elle contribue à l’objectivisation du corps que Pasolini dénonçait dans l’hédonisme de masse. On consomme de la bit-lit pour se repaître d’intrigues connotées d’érotismes, au phantasme décuplé par la dimension fantastique qu’on y appose. S’oublier devant les dieux du stade ne suffit plus, il faut que ce soient des vampyres, des lycanthropes, et peut-être un jour des zombis, après les avoir soigneusement dépouillées de toutes leurs caractéristiques intrinsèques au préalable. Le loup-garou devient « mignon » comme un simple animal domesticable, le vampyre n’est plus un monstre mais la fontaine de jouvence, les relations intimistes et inter-espèces donnent prétexte à l’univers. Les monstres deviennent les acteurs d’un « My Little Poney » pour adultes. À quoi ressemblerait Le Seigneur des Anneaux ou le Silmarillon si Tolkien n’avait crée son univers que pour écrire une amourette entre un elfe et un homme, ou un hobbit et un nain ? À vrai dire, Les Chevaliers d’Émeraude paraissent reposer sur ce postulat, quoique plus subtilement qu’un certain triangle amoureux vampyre-humaine-lycanthrope. Comme le disait Pasolini, « la sous-culture du pouvoir a absorbé la sous-culture de l’opposition et l’a faite sienne : avec une diabolique habileté, elle en a patiemment fait une mode qui, si on ne peut pas la déclarer fasciste au sens propre du terme, est pourtant bel et bien de pure “extrême-droite” ». Ainsi, lire de la bit-lit revient au même que lire Playboy, mais son alibi pseudo-littéraire lui permet de s’afficher sans honte, ses défenseurs pouvant clamer qu’il s’agit de « véritable » (sic) littérature, et non de littérature de charme.



En subordonnant l’originalité des intrigues au marketing, en faisant une tabula rasa des modèles littéraires, la bit-lit procède totalement de l’avènement de « l’homme nouveau » voulu par l’hédonisme de masse. On ne veut plus de lecteurs, mais de consommateurs, et la littérature subit ce nivellement avec l’approbation la plus totale de ses victimes, pour la plus grande joie des éditeurs sans scrupules. La bit-lit n’est bien évidemment pas la seule à y contribuer, toute la littérature blanche y pourvoie largement, mais elle est celle qui va le plus loin, car elle touche un public plus jeune qu’un Levi et un Musso, et colonise par la même l’imaginaire des jeunes générations, qui ne pourront plus concevoir, un jour, qu’il pût exister une autre forme de littérature que celle dont on les abreuva.

Article publié originellement sur Accattone.

Partagez cet article :

Votre avis est forcément intéressant, n’hésitez pas à laisser un commentaire !

3 mai 2023
La Millième Nuit est l’un des tous derniers titres de la collection « Une heure-lumière » (UHL) sorti chez Le Bélial le 25 août dernier. L’ouvrage collectionne quantité de qualités que je vous invite à découvrir céans.
par Ostramus 26 décembre 2022
Un peu plus d’une décennie après la sortie du premier Avatar, James Cameron propose la suite directe : Avatar, la voie de l’eau . Ce film éveille un intérêt particulier non pas en raison du succès commercial du premier opus, mais au regard du talent du réalisateur pour les suites. En effet, Terminator 2 et Aliens font autorité comme étant d’excellentes suites, parfois considérées comme meilleures que le film d’origine, chacune ayant apporté un angle différent et explorant de nouveaux aspects de l’univers. Autrement dit, je suis allé voir le second film Avatar plus par curiosité scénaristique que par intérêt pour le monde d’Avatar et son histoire qui, sans être mauvais, n’a rien de fabuleux exception faite de la technique. Le présent article divulgue tout ou partie de l’intrigue.
par Ostramus 5 septembre 2021
Pour être honnête, j’ai un a priori négatif concernant l’œuvre de Romain Lucazeau, notamment à cause de la lecture – fastidieuse – de Latium . Si j’ai adoré la quasi-intégralité des idées et des réflexions peuplant le dyptique robotique (je frétille rien qu’en repensant à la création du Limes), son exécution m’avait paru laborieuse, portée par un style amphigourique. Cela étant dit, je reconnais qu’il y avait un je-ne-sais-quoi qui justifiait le succès dont il a bénéficié, et j’avoue que ma curiosité n’eut pas besoin d’être exacerbée bien longtemps pour m’intéresser à la nouvelle œuvre de l’auteur, La Nuit du faune , publié chez Albin Michel Imaginaire , décrit par mon libraire comme « Le Petit Prince avec des neutrinos ». Si une majorité de critiques dithyrambiques en parlent en termes élogieux, le considérant comme le chef d'œuvre de la rentrée littéraire, je crains de ne pas partager la bonne vision .
par Ostramus 30 mai 2021
Et si Jafar avait de bonnes intentions et que les apparences jouaient contre lui ? Après tout, nous ne savons pas grand-chose le concernant. Dans le film d’animation de Disney sorti en 1992, il n’est jamais fait mention de sa vie passée, de ses origines ni de la nature et l’étendue de ses fonctions. L’unique chose que le spectateur sait est qu’il souhaite devenir sultan à la place du sultan. Si la quête du pouvoir est rarement perçue comme vertueuse, nous ignorons pourquoi Jafar souhaite s’en emparer et ce qu’il compte en faire. En y regardant de plus près, il est tout à fait possible d’imaginer que derrière les complots, la répartie lapidaire et une apparence sinistre se cache un être dévoué qui se soucie réellement de son prochain. Aussi, mettons un instant de côté l e rêve bleu , renversons les perspectives et hasardons-nous à accorder une seconde chance au grand vizir d’Agrabah.
par Ostramus 3 mai 2021
Un long voyage de Claire Duvivier, publié Aux Forges de Vulcain est déjà sorti il y a un moment et il a connu un joli succès dans le petit monde de la littérature de l’imaginaire au regard des nombreux articles le concernant. Toutefois, certains aspects n’ont pas été évoqués, du moins à mon sens certains qui ont capté mon attention et qui soulèvent quelques questions. Aussi, je me suis fendu à mon tour d’un billet. La différence étant que je vais détailler l’entièreté de l’ouvrage et évoquer des éléments de l’intrigue. Cette critique s’adresse ainsi davantage à ceux qui l’ont lu qu’à ceux qui prévoient de le lire.
par Ostramus 27 mars 2020
Un univers désigne la réalité au sein de laquelle se trouve contenue l’intégralité de ce qui existe et où se produit l’intégralité des phénomènes physiques. Il constitue pour un individu l’ensemble de ce qu’il est en principe possible d’observer, d’explorer, et de manipuler. Si cette définition n’a rien d’universel, il s’agit de la conception adoptée pour la suite du propos. Selon cette acception commune, l’univers a la propriété d’être de taille infinie et d’être régi des lois physiques identiques en tout lieu et en tout temps. En l’état actuel de nos connaissances, l’univers dans lequel nous nous situons, du moins la portion que nous sommes en mesure d’observer et d’analyser serait unique. Même si le modèle standard de la cosmologie accuse quelques lacunes et autres difficultés à unifier la mécanique quantique et la relativité générale, il n’offre pour l’heure aucune preuve de l’existence d’un univers différent du nôtre. Pour autant, il existe des théories qui s’interrogent quant à la possibilité que notre univers ne soit pas unique, mais un parmi d’autres. Il y aurait un ensemble d’univers formant un vaste multivers.
Plus d'articles
Share by: