La « bit-lit », littéralement « littérature mordante », est un terme popularisé par les éditions Bragelonne. Envahissant de plus en plus les rayonnages de librairies depuis quelques années, ce genre proliférateur soulève plusieurs questions d’éthique littéraire. Décrié justement par de nombreux lecteurs et écrivains comme un terrorisme littéraire dans la mesure où la bit-lit anéantirait plusieurs figures et codes de l’Imaginaire, son but demeure aussi très ambigu ; est-ce réellement écrire pour permettre l’évasion ? Ou, au contraire, la bit-lit participe-t-elle aussi à l’acculturation générale du fait qu’elle incarne, en littérature, l’abjuration culturelle au profit de l’Argent ? Comme susmentionné, c’est un genre inflationniste, dont l’absence de réelles qualités est souvent reproché, mais qui connaît un triomphe commercial sans limite, et donc propre aux caractéristiques de la culture de masse, ou même de l’hédonisme de masse, pour reprendre l’expression de Pier Paolo Pasolini.
Pour bien comprendre de quoi nous parlons, il est impératif de définir ce que nous appelons « culture (ou hédonisme) de masse », et en quoi pareille « culture » est néfaste. Longuement critiquée par Pasolini, mais aussi par Christopher Lasch, historien et sociologue, la culture de masse consiste en l’idée que la Culture et ses biens doivent s’aligner sur la logique productiviste, industrielle, du fait qu’il s’agirait de vulgaires consommables. La Culture perd donc sa fonction d’épanouissement et d’élévation intellectuelle au profit d’un utilitarisme servant la société de consommation. Comme nous sommes tous consommateurs, la Culture devrait elle aussi répondre aux impératifs du marketing et de la communication, qui entrainent logiquement le renforcement du pouvoir financier, la standardisation des produits, et le déclin des compétences individuelles, soit l’acculturation. « Une observation superficielle pourrait faire croire que de nouveaux moyens de communication donnent aux artistes et aux intellectuels la possibilité de toucher un public plus large que celui dont ils ont jamais pu rêver. Or, au contraire, les nouveaux médias se bornent à universaliser les effets du marché, en réduisant les idées au statut de marchandises », disait Lash dans son ouvrage Culture de masse ou Culture populaire ?, c’est ce qu’on observe aussi en littérature.
La bit-lit répond parfaitement à ces critères-là, et à plusieurs niveaux. Quiconque a un jour lu ou vu l’adaptation cinématographique de Twilight sait à quoi s’attendre comme abysse littéraire et stylistique. Quel est le postulat de la bit-lit, sinon que de miser sa réussite non seulement sur le plan commercial uniquement, mais en plus de miser une réussite commerciale sur l’hédonisme de ses potentiels lecteurs ou lectrices ? La bit-lit ne fait pas état de prouesse littéraire, et ne le souhaite pas. Elle abjure les modèles littéraires, fantastiques notamment, pour conter des semblants d’histoires au kitsch ridicule, annihilant tout cadre maximaliste que devrait permettre l’Imaginaire au profit d’un intimisme que les Feux de l’Amour ne renieraient pas. Le cadre fantastique ne sert en fait qu’à donner de la substance à un récit pauvre, dont les relations intimes entre les personnages constituent sa réalité. Les défenseurs du genre peuvent s’en défendre comme ils veulent, maquiller leur romance à coup de fusils ou de morts, de parler de Fantaisie Urbaine, ou de revendiquer l’importance de la contemporanéité ne trompe personne ! Dracula, Carmilla, et même toute la littérature gothique n’a rien à voir avec cet agglomérat hybride, encore moins quand le cadre est une « Vampire Academy ». Ce n’est pas pour rien que les Anglais n’utilisent pas le terme « bit-lit », mais « paranormal porn »…
Elle répond à un impératif purement productiviste et consumériste, puisque fonctionnant sur l’idée d’offre et demande, le client étant roi, le tout rejetant les critiques de la culture de masse sous une façade pseudo-scientifique voulant qu’aucune objectivité ne soit possible en matière de goûts culturels, ou en tout cas pas avant que le Ministère de la Santé ne certifierait que la consommation de sous-culture est destructrice pour l’esprit et que cette mortification intellectuelle soit provoquée consciemment par ses concepteurs. Preuve en est par la paupérisation stylistique de la bit-lit, dont les auteurs semblent souvent méconnaître les rudiments grammaticaux nécessaire à la bonne articulation d’une simple phrase. Et pourtant, écriture et oralité n’ont pas vocation à avoir la moindre convergence ; cela excédait déjà le comte de Buffon qui notait dans son Discours sur le Style que « ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu’ils parlent très bien, écrivent mal ».
Le problème n’est pas sans conséquences. En parasitant le marché éditorial, qui suit la logique économiste libérale, la bit-lit provoque un vaste nivellement de tous les genres de l’Imaginaire. D’abord stylistiquement, puisqu’aujourd’hui utiliser des adverbes devient quasiment un acte de résistance, sinon factieux, mais aussi parce que les maisons d’éditions indépendantes misent de plus en plus sur le défrichage de talents français en mettant en avant leurs qualité stylistique comme démarcation du mainstream (ce qui n’est pas toujours une promesse tenue). Ensuite, c’est bien entendu un nivellement scénaristique. Créer des histoires complexes, et surtout des histoires qui interrogent le réel, devient aussi un acte littéraire qui relève d’un atavisme indésirable aux yeux du marché actuel. L’Imaginaire, selon la majorité des éditeurs, n’a qu’une finalité divertissante, et non pas de remise en question. Cela n’est pourtant qu’un fil de l’immense toile qui veut que la Culture aujourd’hui ne permette plus la liberté intellectuelle et politique, mais seulement d’échapper à l’ennui comme le plus anodin des loisirs.
Nous le disions plus haut, le pari de la réussite commerciale de la bit-lit repose sur l’hédonisme, plus particulièrement le phantasme. Corolaire en cela de la massification des désirs promue par la société de consommation qui nous pousse sempiternellement à acheter tel ou tel produit en créant le besoin par l’envie, la bit-lit vend et promeut ses propres modèles, son « homme nouveau ». Twilight et ses vampyres « plus blancs que blanc », à la silhouette parfaite, presque éphèbes, constituent la clef de voûte de sa réussite, tout comme on achète un calendrier des « dieux du stade » ou un magazine playboy pour les mêmes raisons. La différence demeure dans le caractère dissimulé, car promu sous le sceau littéraire, de la bit-lit. Seul un œil averti peut distinguer du premier coup une couverture d’un livre de L.K Hamilton des éditions Harlequin. Pourtant, elle contribue à l’objectivisation du corps que Pasolini dénonçait dans l’hédonisme de masse. On consomme de la bit-lit pour se repaître d’intrigues connotées d’érotismes, au phantasme décuplé par la dimension fantastique qu’on y appose. S’oublier devant les dieux du stade ne suffit plus, il faut que ce soient des vampyres, des lycanthropes, et peut-être un jour des zombis, après les avoir soigneusement dépouillées de toutes leurs caractéristiques intrinsèques au préalable. Le loup-garou devient « mignon » comme un simple animal domesticable, le vampyre n’est plus un monstre mais la fontaine de jouvence, les relations intimistes et inter-espèces donnent prétexte à l’univers. Les monstres deviennent les acteurs d’un « My Little Poney » pour adultes. À quoi ressemblerait Le Seigneur des Anneaux ou le Silmarillon si Tolkien n’avait crée son univers que pour écrire une amourette entre un elfe et un homme, ou un hobbit et un nain ? À vrai dire, Les Chevaliers d’Émeraude paraissent reposer sur ce postulat, quoique plus subtilement qu’un certain triangle amoureux vampyre-humaine-lycanthrope. Comme le disait Pasolini, « la sous-culture du pouvoir a absorbé la sous-culture de l’opposition et l’a faite sienne : avec une diabolique habileté, elle en a patiemment fait une mode qui, si on ne peut pas la déclarer fasciste au sens propre du terme, est pourtant bel et bien de pure “extrême-droite” ». Ainsi, lire de la bit-lit revient au même que lire Playboy, mais son alibi pseudo-littéraire lui permet de s’afficher sans honte, ses défenseurs pouvant clamer qu’il s’agit de « véritable » (sic) littérature, et non de littérature de charme.
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