J’ÉCRIS DONC IL EST…
L’heure du numérique, des réseaux sociaux et d’Internet, notre présent forum en est le plus brillant exemple, tendent à un développement de la dimension écrite. Jadis les gens se parlaient dans un espace public physique, la rue, aujourd’hui cet espace est virtuel, et nous nous écrivons. Cela implique d’avoir une réflexion préalable, aussi triviale puisse-t-elle être, pour ensuite l’écrire et la poster. Même un simple commentaire constitue un texte, et l’ensemble des discussions et des échanges constituent pour moi un embryon de littérature que l’on pourrait ranger dans l’étrange famille de l’épistolaire. Par ailleurs, ces discussions font souvent l’objet de récit de personnes qui relatent leurs vies, en raison de la tendance de notre société à faire prospérer les personnes extrodirigées, cela constitue de petits récits. Ce faisant, même si nous n’en avons pas conscience, même si c’est court, même si la qualité est médiocre, la littérature existe, se multiplie sous une forme inconsciente et fragmentée. Une littérature informelle en somme, ce qui appuie mon idée qu’elle ne disparaîtra ainsi jamais.
CE N’EST PAS LA QUANTITÉ QUI COMPTE…
C’est la qualité, or la question est trompeuse, et l’inverse se produit. Nous assistons à une marchandisation de notre monde, tout doit pouvoir être vendu pour avoir un profit, art compris, et les éditeurs sont des entreprises comme les autres avec un but bien précis : faire de l’argent. Les maisons d’édition sont d’autant plus sourcilleuses quant à la rentabilité de leur fonds que le piratage des livres augmente de plus en plus. Nous assisterons d’ailleurs très prochainement à un désastre à cause des livres électroniques où les textes vont être pillés, le problème étant que les éditeurs ont moins de moyens pour lutter et ont une santé plus précaire.
Plus que de produire et diffuser des livres de qualité, il s’impose aujourd’hui de produire et diffuser des livres rentables. Le problème, c’est que la qualité est souvent synonyme d’hermétisme. Qui a lu le Pendule de Foucault ? Ou devrais-je plutôt demander : qui a pris du plaisir à le lire ? Et les Goncourt ? Les gens les lisent davantage pour la satisfaction personnelle d’investir une oeuvre reconnue que pour le plaisir de se plonger dans une intrigue. J’entends par là que nous vivons de plus en plus dans une société pénible, tendue et les gens ne veulent plus se casser la tête. Ça doit être un plaisir, et les gens ne veulent pas se prendre la tête avec des phrases complexes, des concepts qui leur échappent. Le temps est un luxe, et la lecture en demande, ainsi qu’un effort intellectuel ; les lecteurs veulent ainsi que leur investissement soit fructueux.
En creux, c’est le règne de la médiocrité, et ça explique en partie pourquoi la presse écrite périclite de concert. L’information est aussi une marchandise consommée le plus rapidement possible. Les gens veulent tout, tout de suite, et sans effort, et ne se donnent plus la peine d’obtenir quelque chose.
Comme les livres doivent être rentables, ils doivent convenir à un public large, et doivent alors plaire à des goûts les plus universels possible, cela passe donc, et malheureusement, par une « harmonisation », une sorte d’aplatissement dans la conception du récit et de la syntaxe pour répondre à des codes standardisés. L’exemple le plus flagrant est le film Astérix aux JO, dont l’humour fut conçu pour plaire à un public large, un public européen.
Ce fut un désastre financier.
Le contre-exemple est les séries américaines. Elles sont rythmées comme il faut, les personnages conçus comme il se doit pour plaire au maximum. Les Américains ayant compris ça depuis maintenant un demi-siècle, ils ont réussi à exporter leur culture partout dans le monde. Et ce, principalement grâce au fait que c’est une culture populaire.
TROP COURANT… PRESQUE POPULAIRE
Une oeuvre se diffuse massivement si elle séduit un public large, et acquiert si tel est le cas le statut de « populaire ». Il existe cependant à mon sens une frontière très subtile de ce qui est populaire ou non.
Toutefois, l’adoption par la masse ne suffit pas. Une autre des principales conditions pour qualifier une oeuvre de populaire est le temps : l’a posteriori, une fois le succès constaté empiriquement. N’est pas populaire une oeuvre qui est prévue pour l’être. Mais les séries américaines ? Justement, elles ne sont pas prévues pour le plus grand nombre, mais toujours pour une section très précise de la population, et on ne parle de succès que lorsque des personnes extérieures à la cible première s’y intéressent. Concernant le sujet qui nous intéresse, les livres, c’est différent, raté devrais-je dire. Les livres massivement diffusés sont ceux que les éditeurs pensent plaire au plus grand nombre, et n’hésitent souvent pas à sacrifier à cet effet la qualité. Laquelle décline par ce mécanisme.
Si les livres de Bernard se vendent bien, c’est que l’auteur écrit ses livres à cet effet et ne s’en cache même pas, arguant fièrement user d’un style dépouillé exprès pour ne pas embêter les lecteurs avec des phrases complexes. La taille de cette énormité égale probablement celle de Jupiter. Dumas ou Hugo avaient un style incroyable, très élégant, très structuré, très construit, et ça n’a rien de lourd ou de pompeux. Bien au contraire. La mort si célèbre de Gavroche doit tenir à trois lignes par exemple. Or le raisonnement de Werber prime sur la réalité du marché aujourd’hui, et c’est pourquoi Marc Levy vend énormément, alors que ses livres se ressemblent tous. Jamais aucun de ses personnages n’est physiquement décrit, d’ailleurs les descriptions sont souvent cliniques : « Brown Street était une rue bordée d’arbres et d’immeubles ». Tout le pouvoir télépathique des écrivains qui consistent en temps normal à inviter le lecteur à forger une image mentale de la scène disparaît au profit de l’efficacité, principalement temporelle.
ADIEU LES AVANCES !
Comme les gens qui se construisent aujourd’hui en fonction du regard des autres, les livres sont conçues pour les goûts des autres, et ce, au détriment de l’idée originelle qui perd de sa substance là où les auteurs, il y a encore quelques décennies, écrivaient ce qu’ils voulaient, et non ce que les autres veulent.
D’un point de vue économique, c’est tout à fait logique de tenter de répondre aux besoins des gens, qui choisissent ainsi selon leur convenance un produit qui leur plait le plus. D’un point de vue artistique, c’est une catastrophe. L’art, par essence, n’a pas d’utilité, or on cherche à lui donner une raison d’être financière, ce qui va à l’encontre du processus créatif. Normalement, un auteur a une idée, écrit un texte pour la mettre en forme et propose le fruit de son travail. C’est une offre, et les gens décident par la suite d’acheter ou non. Comme la tendance s’inverse pour donner aux gens ce qu’ils désirent. Ne nous y trompons pas, l’innovation littéraire, la recherche de l’originalité est de moins en moins le but recherché par les auteurs.
Les néolibéraux objecteront en arguant que pour ne pas lasser le lecteur, les auteurs seront forcés à innover dans leur texte afin de capter l’attention perpétuellement des lecteurs. Sans doute peut-on y voir une lueur d’espoir par cette émulation, les faits montrent hélas que presque systématique la concurrence provoque un appauvrissement du service et la précarité de la rémunération des artisans de la richesse, en l’occurrence, les auteurs. La profession d’écrivain en sera réduite au bénévolat.
DELIT D’INITIÉ
Que reste-t-il après les grands noms qui génèrent des millions me direz-vous ? À la fois tout et rien. Il y a dans ce magma les livres les plus incroyables comme les plus mauvais. La principale différence réside dans le fait que le lectorat est plus réduit, généralement un cercle d’initiés qui se cantonnent à un genre en particulier. Et comme il réside dans une niche littéraire, ces lecteurs acquièrent la plupart du temps une culture de plus en plus solide, de plus étendue, spécifique, et naturellement ils développent un regard plus aiguisé, plus critique. C’est ainsi que dans ces groupes se constituent des élites plus ou moins larges qui définissent les canons du genre auquel ils sont attachés et jugent de la qualité ou non d’une oeuvre.
Autrefois, une classe extrêmement réduite de la population lisait, principalement des nobles et des bourgeois, car ils étaient les seuls éduqués. Faisant partie du haut de la société, les grandes oeuvres classiques se sont ainsi dégagées dans la production maigre d’alors. Ce n’est qu’au fil du temps que les strates de plus en plus inférieures de la société s’instruisent que le clivage entre oeuvres de qualité, potentiel classique futur, et production courante, péjorativement qualifiée de populaire s’est installé.
Elles se distinguent facilement. Est populaire une oeuvre rapidement et massivement appréciée par le grand nombre sans qu’il y ait la nécessité d’une connaissance et/ou d’une instruction préalable. La culture populaire s’inscrit en opposition de la culture élitiste, qui nécessite un bagage culturel plus important et des connaissances pour que les gens soient plus qualifiés afin de saisir les concepts et les références.
La Science-Fiction avec sa soeur la Fantasy forment la famille de l’imaginaire très populaire qui ne bénéficient pas de la sympathie des élites, considérant les sujets traités comme triviaux, trop axés sur le divertissement et n’apportant aucune clé de réflexion sur la réalité. Ce mépris par les « hautes sphères » crée une rupture. Avant, il y avait la Littérature, avec un grand L, et le reste. Aujourd’hui, après avoir écarté les productions courantes, populaires et de fictions, il reste la Littérature. Cette culture élitiste qui autrefois faisait référence, et transpirait dans les couches plus basses qui s’en servaient comme modèle et puisait dedans, ne trouvent plus écho chez les lecteurs qui ne comprennent pas ces oeuvres, et/ou se lassent de considérations qui les dépassent. Par cette rupture, la culture populaire a cessé de s’alimenter de la culture élitiste pour prospérer par elle-même quand la culture élitiste, certes reste droite dans ses bottes en ignorant ce qui est populaire mais qui, meurt à petit feu à défaut de trouver un public large, sinon attentif.
Malheureusement en France, il perdure le centralisme de Paris ainsi qu’un héritage intellectuel très lourd à l’inertie plombienne, plus favorable à l’émergence de nouveaux Albert Camus ou Sartre qui ne se manifestent pas quand les Anglo-saxons produisent des Stephen King et autre Harry Potter, assurant plus que jamais la santé de cette culture et l’hégémonie de la langue anglaise.
De nos jours, le succès commercial tend à surpasser, voire discréditer les succès intellectuels, ces derniers perdent de leur valeur. Ils en sont réduits à être appréciés par une catégorie réduite du lectorat.
LE DÉBUT DE LA FIN
Il y a encore quelques mois, en ce début de XXIe siècle, Éric Naulleau, figure influente de la littérature française, affirmait que Jules Verne, c’est mal écrit, démontrant que l’auteur est toujours considéré comme un écrivain populaire aux récits trop fantastiques. Peut-être oui. En attendant, il figure parmi les dix auteurs les plus lus et les plus traduits dans le monde, participant au rayonnement de notre langue et de notre culture. Je pense qu’il serait à la fois temps et profitable que les élites reconnaissent la valeur de l’imaginaire, l’immensité et la qualité de notre culture populaire et qu’un Pierre Bordage siège enfin à l’Académie française ou qu’un Stéphane Beauverger remporte le Goncourt.
L’existence de « grandes » oeuvres, ainsi que leur qualité existera toujours. Ce ne sont que leur diffusion et leur reconnaissance par la masse qui vont se réduire le temps faisant. La seule disparition possible est celle du marché, dès lors qu’elles ne deviendront plus rentables.
Car si nous continuons sur cette voie, qui s’intéressera à un traité philosophique brillant, un roman à la structure narrative complètement nouvelle s’il dort dans le tiroir d’un inconnu ?