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La préparation / paiement

mai 18, 2019

Ou comment surprendre sans étonner


Contrairement au deus ex machina, point de latin cette fois-ci. L’expression préparation/paiement est une transposition de l’anglais Set up/pay off. Cette technique s’impose comme la voie reine pour gérer correctement le traitement des informations et créer d’authentiques retournements de situation qui plaisent au lecteur.


S’il s’agit de la technique la plus efficace, la plus naturelle et la plus intuitive à mettre en œuvre, c’est aussi la plus difficile puisqu’elle demande un travail de réflexion en amont de l’écriture. Elle a pour but de justifier ou rendre vraisemblable, prévisible ou signifiante l’existence et l’exploitation d’un élément au cours de l’intrigue de sorte à éviter que le lecteur n’y trouve à redire.


Cette technique fonctionne en deux temps. D’abord la préparation qui consiste à faire apparaître ou introduire un élément tel qu’un objet, un personnage, une information ou un symbole au cours de l’intrigue. L’élément en question est porté à la connaissance du lecteur à un instant défini dans l’histoire pour ne plus être visible ou important par la suite. Le paiement est la seconde étape où l’élément refait son apparition en ayant une utilité spécifique, généralement déterminante pour le protagoniste.



La préparation



Montrer ou placer un élément ne suffit pas à l’ancrer dans l’intrigue. Pour réussir, une préparation doit remplir plusieurs critères spécifiques et l’élément posséder certaines propriétés pour que l’effet fonctionne au mieux. Ces caractéristiques seront illustrées par des exemples provenant de la trilogie de films Retour vers le futur :


  • L’élément doit être introduit le plus tôt possible ou lors d’une scène la plus distante possible de celle du paiement : dans le premier film, alors que Marty et Jennifer veulent s’embrasser, ils sont interrompus par une femme qui leur demande de sauver l’horloge de l’hôtel de ville. Elle donne un tract sur l’histoire de l’horloge à Marty. Plus tard, lorsque Marty est bloqué en 1955 et qu’il cherche une solution avec Doc pour repartir en 1985, Marty montre le tract à Doc où il est précisé que la foudre va frapper l’horloge de Hill Valley à 10h04. Le tract est distribué au tout début du film tandis que la foudre frappe à la toute fin ;



  • l’élément ne pas avoir d’incidence sur le récit quand il est introduit en participant soit à l’ambiance æ soit à la caractérisation d’un protagoniste : Marty auditionne en 1985 pour être le groupe qui jouera lors du bal de fin d’année, mais il n’est pas retenu. Cet échec n’a aucune incidence sur son moral ou sa relation avec Jennifer. En revanche, il montre son talent pour la musique et son goût pour le rock, si bien que le spectateur n’est pas étonné de le voir exécuter à la perfection un classique du rock en 1955. La scène de l’audition sert à montrer que Marty n’a pas peur du public et qu’il agit sans forcément réfléchir à l’image qu’il renvoie, ce qui par la suite lui causera des ennuis lors de son voyage temporel ;



  • L’élément doit avoir une importance anecdotique et sembler négligeable dans la scène où il est introduit, de sorte que le lecteur le voit sans le remarquer : dans le second film, quand Marty est dans le futur en 2015, il entend la version âgé de sa mère expliquer que la vie de Marty a été ruinée à cause d’un accident avec une Rolls-Royce. Sur l’instant, la ligne de dialogue est fondue dans la conversation où d’autres sujets sont abordés et le spectateur découvre la cuisine du futur avec le système d’hydratation notamment. Puis, à la toute fin du troisième opus, quand Marty roule avec Jennifer à bord de sa voiture, des jeunes le défient en lui proposant une course. Quand le feu passe au vert, Marty décide de faire machine arrière. Le coupe regarde l’autre voiture partir au loin pour éviter une Rolls-Royce qui déboule sur le côté. Marty murmure alors : « J’aurais percuté la Rolls-Royce » ;



  • S’il s’agit d’un objet, l’élément doit être utilisé dans la scène où il est introduit, sinon le lecteur comprend qu’il servira plus tard et la surprise sera moindre quand ce sera le cas : l’importance au moment où l’élément apparaît est inversement proportionnelle à celle qu’il aura au moment du paiement. Quand Doc insert une pastille de plutonium dans le moteur de la DeLorean au début du premier film, lui et Marty portent des combinaisons de couleur jaune qui les protègent à ce moment-là des radiations.



Quand Marty échappe aux Libyens, il porte encore la combinaison à cause de la précipitation, et effraie alors le fermier quand il arrive en 1955. Plus tard, Marty utilise cette même combinaison pour faire peur à son jeune père en se faisant passer pour Dark Vador pour le forcer à inviter celle qui deviendra sa mère ;



  • L’élément ne doit pas être constitutif des règles de l’univers æ devenir un enjeu : la DeLorean voyage dans le temps seulement à la vitesse de 88 miles à l’heure et nécessite une puissance électrique de 2,21 gigowatts pour alimenter le convecteur temporel. L’information est érigée en postulat et sert de base au récit du premier film où Marty peut voyager à 88 miles à l’heure mais n’a plus de plutonium à disposition pour faire fonctionner le convecteur, et dans le troisième film où il a l’énergie grâce au moteur à fusion, mais pas la vitesse. Dans les deux cas, la règle de fonctionnement de la machine constitue l’enjeu à partir duquel se développe le récit.


La préparation sert à faire participer le lecteur pour mieux le manipuler. Elle peut ainsi servir à détourner l’attention pour renforcer un effet de surprise. C’est le principe de la fausse piste. L’idée est de faire croire au lecteur une chose, sans ambiguïté, pour en amener une autre, inattendue. Le protagoniste peut également être victime de cette fausse piste.

Dans certains cas, la préparation passe par un dispositif narratif particulier : l’avertissement. Cela consiste à menacer explicitement un personnage d’un péril futur, créant alors une tension, et par là même de l’attente chez le lecteur qui sait pertinemment que la menace sera mise à exécution.



Le paiement



Cette seconde partie de l’opération s’inscrit en continuité de la préparation. Le procédé ne se résume toutefois pas à la réapparition ou l’exploitation d’un élément précédemment montré. Un paiement sert de charnière et l’action doit correctement s’articuler avec cet élément pour faire progresser le récit de manière logique, fluide, et surtout, crédible. Il remplit quelques conditions pour donner toute son ampleur à la scène, et plus largement à l’histoire. Pour ce faire, il doit :


  • avoir lieu après la préparation : l’intensité d’une scène dépend grandement de ce qui la précède. Si la préparation est assimilable à une cause, le paiement s’apparente à l’effet. L’analogie au principe de causalité permet de comprendre qu’une préparation ne peut avoir lieu en même temps que le paiement sinon la facilité reste évidente. À titre de contrexemple, dans le film Jurassic Park, lorsqu’un raptor menace de pénétrer dans la salle du centre de contrôle, la petite Alexis parvient à maîtriser le système d’exploitation de l’ordinateur et réactive le verrou électrique de la porte. Il n’y a aucune préparation montrant qu’elle possède cette compétence : elle s’assoit devant l’ordinateur et dit simplement que c’est un système Unix et qu’elle le connaît ;



  • avoir une utilité différente : s’il s’agit d’un objet, il est préférable que le personnage s’en serve différemment de son fonction d’origine prévue. Dans Le Crime était presque parfait d’Alfred Hitchcock, Margot parvient à tuer l’homme venu tenter de l’assassiner grâce à une paire de ciseaux. Cela permet de montrer la capacité au protagoniste à s’adapter à la situation et de surprendre le spectateur qui ne s’attendait pas à ce que l’objet soit utilisé de la sorte ;



  • avoir une portée émotionnelle : les moments émouvants — en particulier à la fin d’une œuvre — sont toujours des paiements. Au cours du film le Cercle des poètes disparus, John Keating (joué par Robin Williams) invite ses élèves à monter sur le bureau pour ouvrir leurs horizons.



Puis à la fin, quand le professeur est renvoyé du collège, il vient en classe récupérer ses affaires. Quelques élèves lui expriment alors leur soutien en grimpant sur leur table comme Keating le leur avait appris, et ce malgré la présence d’un autre professeur.



Analyse d’une préparation/paiement


Histoire de bien illustrer le principe, prenons pour exemple un film connu Aliens le retour, de James Cameron (sorti en 1986). Deux scènes en particulier utilisent parfaitement le procédé en regroupant toutes les caractéristiques listées précédemment :

  • La préparation : Ellen Ripley se trouve avec une compagnie de Marines à bord du Sulaco en route vers la planète maudite LV-426. Pour mémoire, la planète héberge une colonie qui ne donne plus de réponse, et Ripley fait partie de l’expédition de sauvetage à titre de consultante étant donné qu’elle est l’unique survivante du Nostromo. Quand l’équipage se réveille, tout le monde va à son poste, préparant le matériel en vue de l’arrivée sur la planète. Ripley propose alors son aide dans la soute principale et démontre ses compétences en pilotant un exosquelette pour faire de la manutention ;



  • Le paiement : vers la fin du film, après que les Marines ont été décimés, Newt, Bishop et Ripley regagnent le Sulaco toujours en orbite après avoir littéralement atomisé la base et les monstres qui la peuplaient. Ils ignorent que la reine Alien s’est cachée dans le compartiment des patins d’atterrissage de la navette. Une fois à bord du Sulaco, la Reine coupe en deux Bishop et se met en tête de tuer Newt et Ripley. Cette dernière s’équipe d’un exosquelette motorisé et se lance dans un combat contre la créature. La scène deviendra culte ;



  • L’explication : maintenant, imaginons un instant le film sans la scène de préparation. Ripley serait apparue aux commandes d’une machine que le spectateur n’aurait jamais vu. Même s’il n’est pas absurde de trouver un engin dans un vaisseau spatial futuriste dépêché par l’armée, le spectateur aurait trouvé facile qu’au moment où Ripley est seule et sans arme face à une entité qui veut la tuer, elle n’ait pas à chercher longtemps pour trouver une armure géante qu’elle sait piloter par la grâce du scénariste. L’introduction soudaine de l’exosquelette aurait donné lieu à un deus ex machina (ou en ce cas précis, un machina ex machina).


La scène de préparation revêt de multiples vertus :


  • Il s’agit du tout début de l’acte deux, donc les enjeux ne sont pas encore cruciaux (le Sulaco file tranquillement dans l’espace et nul n’est encore exposé à la menace de dizaines d’aliens), il y a donc la possibilité de prendre le temps de poser l’ambiance et surtout de caractériser les personnages. Même si le spectateur connaît déjà en partie Ripley en raison du film précédent, James Cameron nous montre une femme active. En voulant aider les Marines, le spectateur voir que Ripley n’est pas qu’une camionneuse de l’espace à qui il est arrivé des choses terribles : il s’agit d’un personnage clé qui s’adapte, ne reste pas spectatrice et fait preuve d’initiative. Mieux encore, cela ébauche sa relation avec les soldats et l’image que ces derniers ont d’elle, à savoir une femme charismatique qui n’a rien d’une gourde. Ainsi, il semblera naturel que Ripley impose ses décisions quand les choses tourneront mal plus tard ;
  • Ripley dit explicitement qu’elle possède un permis de manutention et qu’elle sait piloter la machine. L’information est parfaitement crédible puisque Ripley est une camionneuse de l’espace, donc le spectateur trouve tout à fait logique qu’elle sache manipuler ce type d’engin. Cela permet en prime de contribuer à l’univers futuriste en montrant à l’écran une machine qui n’existe pas dans notre monde ;
  • Le spectateur voit l’exosquelette en action. Mieux encore, il en constate les capacités et que l’engin a de la force puisqu’il permet de soulever des charges lourdes. Là où réside le génie de James Cameron, c’est que cette scène ne semble pas déterminante. L’élément capital de la résolution du conflit qui interviendra dans le climax et qui permettra de terrasser la reine apparaît dans une banale scène d’exposition où Ripley ne fait que ranger du matériel. Ainsi, le spectateur n’y prête pas attention outre mesure jusqu’au moment où la machine refait son apparition à la fin du film. Quand Ripley entre dans le hangar vétue de son exosquelette, le spectateur ne se demande pas d’où vient la machine et comment ça se fait que Ripley sait la contrôler : il sait déjà tout ça. Tout ce qu’il souhaite, c’est de savoir si Ripley va s’en sortir, réussir à tuer l’alien et sauver la petite Newt.


Le deux ex machina est désamorcé, la facilité n’a pas eu lieu, seul le talent s’est exprimé. La clé, c’est d’amener le lecteur à se poser les bonnes questions en se demandant ce qu’il va se passer et non pas pourquoi ça s’est passé comme ça.



Conclusion



La préparation aide le lecteur à comprendre les tenants et les aboutissants du récit, à ressentir les émotions du protagoniste et même à ressentir une émotion tout court.


À noter que la technique de la préparation/paiement peut être utilisée à n’importe quel moment de l’intrigue sans forcément au moment du climax et sans que cela soit élaboré uniquement dans l’optique de prévenir un deus ex machina.


Cette mécanique s’avère gratifiante pour le spectateur, qui a le sentiment d’avoir suivi l’histoire et d’être donc confronté à un récit cohérent. En outre, la préparation permet d’éviter le recours au deus ex machina dans des scènes ultérieures au cours desquelles il ne sera peut-être pas possible d’expliquer la présence de tel ou tel élément sur les lieux. C’est pourquoi les préparations constituent des objets de réflexion importants de l’auteur quand il écrit.


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