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Dialectique de la Fantaisie

janv. 31, 2016

Nous le savons, les faiseurs du village mondial se complaisent dans l’idée insensée que l’acceptation de l’autre passe par le rejet des identités ; qu’elles soient nationales, diplomatiques, culturelles ou historiques. C’est l’idéologie de la tolérance et de l’antiracisme portée en fin politicienne qui sabre les particularismes au profit du multiculturalisme où le clan serait l’égal de la République. Pourtant, l’altérité ne saurait exister sans l’identité, et l’on pourrait illustrer cette assertion avec l’exemple aussi simple que puissant qu’est la Fantaisie. Les codes qui la régissent sont si incontestables pour son fonctionnement qu’ils permettent d’établir pleinement le lien de causalité entre identité et altérité, mais aussi l’impossibilité culturelle d’engendrer un jour un citoyen du monde. La Fantaisie, avec ses Elfes, ses Nains et ses Hommes, permet au littérateur de développer des particularismes sociaux et culturels qui ne peuvent exister que du fait de l’identité propre de ses peuples. Les Elfes sont des Elfes non seulement à cause de leurs oreilles pointues, mais aussi parce qu’ils ont une hiérarchie sociale, des mœurs et des traditions propres, et incompatibles avec les Nains.


La clef de voûte justifiant les particularismes culturels dans un univers de Fantaisie réside dans une dyarchie sans laquelle le genre ne peut fonctionner ; il s’agit d’une part du racialisme, d’autre part des nations ou tribus. Le racialisme est ce qui permet la primauté des distinctions culturelles. On sait qu’un Nain ou un Elfe le sont de visu, mais derrière leur apparence se devine aussi leur culture, une langue, etc. Si les Hommes sont souvent qualifiés génériquement comme tels aussi, c’est ensuite qu’adviennent les particularismes nationaux ou tribaux, voire claniques. Les œuvres de Fantaisie, comme celle de Tolkien notamment, n’échappent pas à cette règle. La question du « vivre ensemble » n’y existe pas, et quand elle est abordée, elle met en exergue toutes les difficultés sociales empêchant sa concrétisation. Le racialisme dans la Fantaisie est l’allégorie des Nations du monde réel ; non pas comme paradigme néfaste des peuples, mais comme allégorie d’identité et d’identification, aussi bien pour la mythopoétique de l’univers que la facilité pour le lecteur de savoir à quoi et à qui il a affaire. Il est un mécanisme littéraire, puis créateur, de la Fantaisie.


Le pays des Elfes n’est en effet pas le royaume des Nains. Premièrement parce que leur identité – culturelle, sociale, et historique – est diamétralement opposée à celle des Nains, voire antagoniste, deuxièmement parce qu’il n’a pas vocation à le devenir. C’est ici le cas le plus pertinent de l’identité comme facteur d’altérité ; c’est parce que les Elfes sont les Elfes que les Nains sont les Nains. Les Hommes, s’ils peuvent parfois revêtir des aspects cosmopolites dans la Fantaisie moderne, révèlent les limites d’assimilation en leur sein de peuples aussi différents. Le racialisme met en évidence cette impossibilité. Chez Tolkien, outre la création de la défiance célèbre entre Nains et Elfes, l’on voit que chaque peuple, et chaque tribu au sein d’eux, ne souhaite ni se diluer dans une autre communauté de destin, ni sacrifier sa culture au profit d’une autre ; le second motif découlant logiquement du premier. Ces raisons peuvent d’ailleurs être protéiformes, du domaine culturel au fait naturel. Outre l’exemple de Tolkien que nous venons de citer, l’on pourrait prendre aussi celui du royaume des Elfes de Lord Dunsany dans son célèbre roman La fille du roi des Elfes, où les règles régissant le royaume merveilleux sont différentes du fait de sa nature magique. Le temps ne s’écoule pas de la même façon, et son pouvoir temporel s’applique sur une toute autre peuplade que celle des Hommes. Le Roi des Elfes commande aux créatures folkloriques, comme les trolls, et non pas le royaume mortel des Hommes ; l’inverse est aussi vrai.



Cela étant, le racialisme permet, comme susmentionné, de deviner immédiatement quelle culture se trouve derrière quelle race. L’on sait que les Elfes sont pétris de nostalgie, maîtres des arts poétiques, mais aussi que leur mode de vie est diamétralement opposé à celui des Nains et des Hommes puisque foncièrement opposé à l’urbanisme. À l’inverse, les Nains vivent sous les montagnes, pratiquent l’art de la forge et la joaillerie comme personne, et entretiennent rarement d’autres rapports que commerciaux avec les Humains. Enfin, la société naine est régie par un système clanique puissant, proche de celui de la République romaine, tandis que les Elfes misent sur une communion culturelle et savante. Les Hommes enfin, mêlent tous ces éléments, ce qui caractérise leur instabilité politique et la méfiance des autres peuples envers eux. Ces identités culturelles permettent donc de se mettre mutuellement en valeurs, là où l’homogénéisation exigée par un village mondial chercherait leur anéantissement, en plus d’être voué à l’échec. Les Hommes ne peuvent en effet se revendiquer de la culture elfique, et réciproquement, puisque leur processus culturel et sociohistorique est différent, et la Fantaisie donne une telle ampleur à cette évidence qu’elle en devient incontestable. Cela est tel qu’aujourd’hui, les littérateurs ne remettent pas en cause les identités culturelles de ces races. Elles sont considérées comme immuables, à l’image de nos nations, tout juste quelques variantes propres à chaque auteur se déclinent dans leurs récits. Les Elfes et les Nains sont devenus des peuples entéléchiques : existant concrètement dans l’imaginaire collectif sans l’être dans la réalité.

Dès lors, la comparaison avec le monde réel tient parfaitement la route, quand on compare des particularismes aussi différents entre des Italiens et des Scandinaves ; l’un et l’autre ne peuvent se diluer dans un village mondial où leurs cultures seraient interchangeables pour les uns et pour les autres, sauf à produire une fabrique du déracinement. Elle explique allégoriquement l’absurdité de l’idéologie de la diversité en démontrant son impossibilité à exister. Elle donne raison au constat de Christopher Lasch : « la diversité – slogan qui semble séduisant à première vue – en est arrivée à signifier le contraire de ce qu’elle semble vouloir dire. Dans la pratique, la diversité sert à légitimer un nouveau dogmatisme, dans lequel des minorités rivales s’abritent derrière un ensemble de croyances qui échappe à la discussion rationnelle ». Les dernières grandes œuvres de Fantaisie, Skyrim et Dragon Age en matière vidéoludique, le démontrent eux aussi. En se rapprochant de la fantaisie noire (ou Dark Fantasy), elles exploitent de plus en plus la dimension sociale et culturelle comme structure de l’univers, et exploitent les tensions interraciales comme ressorts scénaristiques d’autant plus puissants qu’iceux sont une transposition des enjeux de notre temps. Les Nations sont elles aussi autant de pays des Elfes, de Nains, etc. Leurs cultures nationales déterminent leur façon d’être, de penser, de se représenter le monde, et font que nous sommes humains, et non pas des légions d’automates. Si le mondialisme idéologique tente de niveler les cultures par l’hédonisme de masse, bref de déraciner l’individu au profit d’un homme-masse, il fait cependant l’erreur de penser que les identités culturelles pourraient subsister dans un monde de consommation totale. 

Partant du principe erroné que l’identité serait l’exclusion de l’altérité, le village mondial imagine qu’Elfes et Nains pourraient coexister comme si jamais ils n’avaient été Elfes et Nains, mais aussi comme s’ils ne l’étaient plus, malgré des différences incontestables. On devait oublier les oreilles pointues, les petites tailles, les processus sociohistoriques, au profit d’un vivre ensemble idyllique où les Hommes adopteraient parfois le train de vie de gobelins, de Nains gambadant dans la forêt, ou encore de Trolls assurant une chaire à une université prestigieuse de philosophie, sans y voir la moindre incongruité. C’est ce que Chesterton qualifierait de jugement de la terre envers le pays des Elfes ; l’idée que l’on substitue le mythe magique au mythe moderne, rationnel, répondant aux impératifs des Lumières dont le libérisme applique scrupuleusement tous les principes. Le Marché est substitué aux légendes, la technique à la poésie elfe, l’entreprise à la forge naine ; bref, l’économie et la finance aux identités, et donc à « l’autre » en tant qu’il est autre dans son seul rapport à un autre « autre », et non pas à un semblable, auquel cas il serait dépouillé de son altérité.

Article originellement publié sur Accattone.

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